« Je me sens d’une sensibilité et d’une capacité d’écoute de mes sens que seule une navigation aussi longue et aussi engagée nécessite. Tout est en veille. Je sens le degré, je sens le dixième, je ressens la sinusoïdale de la vague à venir, je ressens le nuage qui fait monter la pression dans mon gréement. J’ai la perception de l’instant d’après. »
Gaston Bachelard dans L’Eau et les Rêves (Corti, 1942), écrivait que « l’eau n’est plus une substance qu’on boit ; c’est une substance qui boit ; elle avale l’ombre comme un noir sirop » et il citait ensuite Paul Claudel s’écriant « Mon Dieu… Ayez pitié de ces eaux en moi qui meurent de soif ! ». À la lecture de ces correspondances entre Jacques Gamblin (le comédien) et Thomas Coville (le navigateur véloce), il semble que l’un comme l’autre meurent d’une soif que l’appel du large ne pourrait épancher s’il n’était pas aussi bien partagé.
Car c’est une complicité spectaculaire qui s’instaure, entre janvier 2014 et décembre 2016, dans un échange de mails, lancés comme des bouteilles à la mer : sans trop savoir où et quand l’autre les lira. Les deux ont la bougeotte, d’où le joli titre de « l’homme qui ne tient pas en place » qui n’est pas sans rappeler la bourlingue de Blaise Cendrars à travers les océans. Mais attention : ici, le poète ne s’exclame pas « que le vaste monde est étroit ! » et il n’a pas le goût de se démultiplier par le mythe ni de patauger dans la piscine d’un paquebot. Le poète est double, il naît de la confrontation entre Jacques et Thomas, entre Thomas et Jacques, ce qui pousse l’un à hurler dans le vent vers l’autre « Personne ne m’écrit jamais comme ça », ou « le monde se remet à bouger comme un cheval à bascule », et l’autre à lui répondre : « un jour, j’espère, tu coucheras ton sillage sur la blancheur des pages ». Voilà une chose faite, en octobre 2018, dans ce joli livre paru dans un bleu mouillé aux bien-nommées éditions des Équateurs.
La substance qui assoiffe nos deux aventuriers ? La scène du théâtre, le plateau de radio, et un marathon de tournées occupent Jacques, entre deux T.G.V et un repas de famille. 5 tentatives pour un record à la voile en solitaire occupent un bon morceau de vie pour Thomas, sans compter tout le reste. Même vitesse, même urgence ? Être père, être amant, être voix de son propre travail, être ingénieur flottant et médecin du bord. Cela semblerait loin de l’idée d’une fuite qu’évoque souvent Coville, qui lutte avant tout contre lui-même dans cette chasse où il a parfois l’impression de céder à ses propres démons (« je fuis la terre ; je fuis les autres » dit-il). La difficulté de faire comprendre au sol ce que l’eau du rêve nous a donné à ressentir est ici enjambée par la relation étonnante de ces deux amis et leur rapport au spectacle, à la performance. Il n’est pas étonnant que ce recueil épistolaire en plusieurs actes ait été joué sur scène, il possède ses didascalies, ses messages subliminaux, son décor bruyant et mobile : un trimaran géant et véloce. Et du théâtre le texte s’amuse, car c’est ainsi qu’on pulvérise une soif intarissable de miles nautiques et de vitesse, ou qu’on apaise un cœur palpitant de sa passion.
Le visionnaire et apprécié Éric Tabarly aimait peu les records et chronomètres qui ne se soumettent pas à des conditions identiques, contrairement aux courses, mais ce que Tabarly incarnait et qui a soulevé un pays vers ses littoraux, c’est l’image d’un marin taiseux, concentré, humain et surprenant. Nous retrouvons ici un navigateur prometteur, envoyé vers nous avec vingt ans d’écart et un ordinateur de bord plus bavard, dans une conquête à grandes gouttes de larmes et de sueurs. Cette fois il ne s’agit plus de s’écrier « quand tu aimes il faut partir », comme Cendrars dans ses Feuilles de Routes, mais toujours de bourlinguer c’est-à-dire littéralement de lutter contre le gros temps en écrivant sa vie. En cela, reconnaissons que Coville, après tant de navigations et d’heures de cartographie, mérite humblement de pouvoir confesser que « son cerveau est comme un globe » dans un beau livre qu’il manie entre la finesse du safran et l’ivresse des profondeurs.