Tout autant qu’une fête : Paris est un roman. Blaise Cendrars disait même « la seule ville du monde où coule un fleuve encadré par deux rangées de livres[1] » Et les romans, nous savons les lire, les adorer, les apprendre, nous en moquer, ou parfois… nous voudrions les suivre comme des fins limiers, pour y vivre encore un peu plus longtemps, les connaître plus précisément, nous laisser inviter chez eux comme dans un moment d’enfance.
C’est ce que nous propose Didier Blonde dans un livre précisément appelé Carnet d’adresses de quelques personnages fictifs de la littérature (l’Arbalète Gallimard, mars 2020, 19€). Le livre, aux personnages pas si fictifs que cela, se cache derrière une couverture policière des années 1930, en noir et blanc. Son moment d’enfance : c’est Arsène Lupin, le gentleman-cambrioleur. Une anecdote est à l’origine de toute cette enquête mi-policière, mi-passionnelle. Mais Arsène Lupin, bien qu’il constitue la majeure partie du « déclencheur » du récit, n’est pas le seul personnage dans la cuve de développement :Madame Arnoux, Nana, Le Père Goriot, Swann, Jean Valjean, Zazie et Gabriel… Les résidents de ce Paris littéraire sont des amis qui se déploient hors de la fiction, qui cohabitent dans les rues ou les quartiers, et font toute la géographie de la capitale en agitant ses plus beaux textes comme des sels d’argent. Mêlant deux de ses publications précédentes dans ce livre, Didier Blonde anime ce récit à la manière d’un répertoire des promenades : « Les façades des immeubles se couvrent des échafaudages de la fiction », dit-il si bien.
La phrase est bien trouvée pour cet étrange affaire qui se présente comme une enquête en trois partie. Dans la première, nous suivons le récit d’un narrateur qui découvre qu’il vit tout proche du héros de son adolescence : Arsène Lupin, avec une exergue de Maurice Leblanc. Ce témoignage préliminaire introduit le lecteur au jeu de passe-partout, ou de passe-murailles, qui va suivre. La seconde partie est consacrée à un classement par ordre alphabétique, et la troisième à un classement par arrondissement. Il nous suffira donc d’utiliser ce guide littéraire comme un support de nos errances parisiennes, quartier par quartier. Puisque nous sommes encore confinement et pour un moment, c’est aussi une belle occasion de chercher à moins d’un kilomètre de chez soi. Il y a sans aucun doute des édifices romanesques qui sont compatibles avec nos promenades réduites aux « premières nécessités » !
« Quel écrivain n’a pas cédé à la tentation de se protéger en avance en prenant, un jour ou l’autre, l’un de ses personnages chez lui comme pensionnaire ? C’est là qu’il sera le mieux surveillé. »
Extrait, p.19
Le travail de Didier Blonde, s’il est assez fidèle, n’a de cesse de nous interroger sur le passage dérobé qu’il peut y avoir entre la fiction romanesque et la géographie éprouvable. Car il est vrai qu’en matière de géographie, il faudra prendre garde : l’imagination peut déformer le lieu, tandis que la réalité ne le dirait qu’à moitié. Celui qui s’attend à retrouver l’exacte description d’un passage de roman dans la réalité sera déçu : il en retrouvera éventuellement une fidèle disposition ou dans le meilleur des cas, une sincère émotion. Et c’est ce qui est merveilleux ! Citons par exemple le cas bien connu d’Aragon, qui présente volontiers son Aurélien à la pointe Nord-Est de l’île Saint-Louis (l’actuelle « place Louis Aragon »). La réalité infirme son propos : il est impossible de voir comme il le décrit à plusieurs reprises dans ce roman le chevet ou l’abside de Notre-Dame, déjà camouflée à l’époque par un immeuble. Il est possible en revanche de l’observer parfaitement depuis l’angle de la Rue Le Regrattier et du quai Bourbon. Ce qui tombe bien ! car au numéro 1, Aragon a des souvenirs dans l’appartement de Nancy Cunard, sa maîtresse en 1926. Preuve bien connue d’un exemple de biais dans l’ancrage géographique d’un récit : alors qu’Aragon déplace un lieu qu’il connaît vers un lieu romanesque, il commet quelques erreurs de perspectives.
En somme, la démarche de Didier Blonde, nous invite à nous poser tout un tas de question sur la fiction et le réel et à connaître un peu mieux certains de nos classiques. Il fait immanquablement renaître en nous des émotions de lecture, qu’il déploie à la façon d’une carte griffonnée sur une nappe de restaurant. Pas étonnant, dès lors, de voir que monsieur Blonde est aussi l’auteur d’un livre sur L’Inconnue de la Seine, ce qui donne subitement un autre sens à ses commentaires sur l’Aurélien d’Aragon.
« Arsène Lupin habitait à côté de chez moi, et je ne le savais pas.[…] Le nom de la rue était écrit en toutes lettres, sans erreur possible, il me sauta aux yeux en faisant irruption dans ma lecture, bousculant d’un coup tous mes repères. Le vertige que j’ai éprouvé à cet instant ne s’est jamais effacé de ma mémoire. Était-ce ma vie brusquement qui basculait dans la fiction, ou l’imaginaire qui s’installait dans ma réalité ? Les mondes communiquaient. »
Didier Blonde, Carnet d’adresses de quelques personnages fictifs de la littérature, l’Arbalète Gallimard, mars 2020, 19€ en livre papier sur leslibraires.fr (lien non-affilié).
Remerciements chaleureux à Alain Beretta, agrégé de l’Université et docteur ès lettres, pour m’avoir fait découvrir ce livre. Remerciements chaleureux aussi à Étienne Kern, écrivain, normalien, agrégé de l’université, qui fut à l’origine de nos discussions sur Aragon alors que j’étais son élève, et qu’Aurélien figurait au programme d’entrée de Normale Sup’.
[1] Dans son récit autobiographique Bourlinguer, voir le chapitre « Paris Port de Mer ».