« Je suis convoyeur de chevaux : je voyage avec des chevaux dans les soutes d’avions de marchandises. Une sorte de steward équin, ou de livreur, soigneur de bêtes à dix mille mètres d’altitude. Les avions, la vitesse et les réacteurs, mais les oreilles qui se pointent quand on s’approche au fond des carlingues, les sabots qui grattent le sol de fer et d’air, le bruit des mâchoires, le poil qui colle à la main et qui dit la peur, les naseaux, les yeux inquiets ou joueurs, les crins. »
Traversée est un livre indigo, qui s’écrit sur la passerelle d’un porte-conteneur. Ce journal de bord d’un passager, rappelant certaines pages écrites sur le pont d’un paquebot par Blaise Cendrars dans son monde entier au cœur du monde, est celui d’un drôle de passeur. Alors qu’il se prépare à accompagner des chevaux, des moutons et des taureaux vers l’autre côté de l’Atlantique, le narrateur ouvre son livre de métier, fait « de notes éparses, de petites impressions, du monde picoré », pour emporter son lecteur dans le rythme impavide d’un crossing en cargo. Indigo, c’est aussi le nom d’un des taureaux que le narrateur soigne, lui administrant injections et attentions, dans la chaleur oxydée d’un conteneur.
« La passerelle a deux ailes : nous sommes tout à fait dans le ciel. Les nuages sont posés sur une même hauteur, comme s’il y avait une deuxième eau dans laquelle on allait et qu’ils flottaient au-dessus de nous. »
Débutant le 24 septembre, à Rouen, au terminal Moulineaux, ce journal de service magnifiquement écrit se termine le 8 octobre, à Fort-de-France, Pointe des Grives. Il reste de ces deux semaines un lavis précis, qui parvient à figer les travailleurs de la mer d’aujourd’hui, et à laisser dans l’Atlantique le souvenir organique d’une traversée aux odeurs de foin et d’eau douce. A la question que pose ce texte : « Pourquoi n’y a-t-il pas de littérature des mers calmes ? » il nous semble possible de répondre : la voilà ! A mi-chemin entre les premières pages d’Ecuador de Michaux (l’arrivée sur la terre des ingénieurs) et celle d’un bourlingueur des temps présents, pour qui le monde est un convoyage, Francis Tabouret distille dans chaque page un poème pour « s’extraire du centre du monde » et montrer combien le vaste océan est étroit, à moins de le regarder en face et en petite assemblée, depuis un arche de Noé progressant au fuel lourd. Avec des pages magnifiques sur l’observation animale et maritime, il signe paisiblement cette œuvre désirable, qui affirme le régal d’une vie littéraire et confirme que le serment premier de l’écrivain est celui de lire, et de regarder le monde – fût-il rempli de conteneurs.
« Je me rappelle l’étonnement, le goût de mes premières nuits. Je me rappelle régler mon réveil au milieu d’elles, pour elles, monter à la passerelle qui est tout obscurité — les hommes doivent pouvoir percer la nuit, toutes les lampes sont éteintes, l’écran des radars se règle au plus bas, à peine quelques traces comme quelques étoiles et quelques lignes rouges ou vertes, la chambre des cartes marines et sa lampe de chevet fermée dans un épais rideau. »
Traversée, Francis Tabouret, P.O.L, mars 2018, 152 pages, 15€.
toujours ta « concision suggestive », à la Garcin; je remarque spécialement tes entrées, qui disent déjà beaucoup en un seul mot; « C’est un livre indigo » « Snowden est un volcan »