Dans ce livre acidulé comme un agrume, monsieur Kern, vous sortez la grammaire du placard ! Vous nous offrez un témoignage drôle et émerveillé des différents hommes en vous : normalien et grammairien, professeur de langues et de littératures, amant délicat, collègue bienveillant, mais surtout grand curieux de nos usages linguistiques et de tout ce qu’ils traduisent de notre histoire. Il ne suffit pas de dire, comme Roland Barthes que « la langue a ses fascismes qui n’empêchent pas de dire, mais obligent à dire »: il s’agit de les pister ; à quand un dilemme avec des collègues, à quand des sélections familiales qui en disent long, à quand l’amour de Beauvoir et Sartre ou de Boquel et Kern, à quand les politiciens qui se tutoient comme des vieux loups rusés, à quand les choix d’interprétations religieuses avec le « Notre Père », ou de luttes des classes avec les Stroumpfs, les dictateurs ou les nouveaux chefs, à quand aussi un éloge du vacillement depuis la Révolution française, qui nous fait sourire de la beauté d’une langue qui n’a jamais simplifié la vie de ses élèves — et c’est pour le meilleur.
« S’adresser à quelqu’un, c’est s’ajuster à lui […] Ce qui est en jeu quand nous disons tu ou vous, c’est d’abord notre je. Le labyrinthe est intérieur. […] Les tu, les vous, traduisent ce que les mots peinent à dire. Ils sont le sismographe de nos états d’âme. »
Le tu et le vous, pages 17-20.
Je ne parlerai pas plus de votre couverture marquante et labyrinthique (le tu et le vous s’entremêlent, comme dans la vie), je ne parlerai pas plus de votre maquette qui nous force à des révolutions : nous revenons nécessairement sur nos pas pour lire les témoignages ou extraits littéraires, compilés et insérés dans des pages couleur citrouille : car ce que je veux dire c’est que votre bouquin fait du bien, avec une richesse de palette plus large encore. Il ordonne des anecdotes nombreuses à la façon de procès aux jugements suspendus pour mieux nous instruire.
Dans votre livre Le tu et le vous : l’art français de compliquer les choses (Flammarion, 19€), vous dressez un exposé de nos usages parfois byzantins des pronoms, qui en réalité en disent tant sur les relations qu’ils contiennent : héritage latin, Pères de l’Église, traditions « vieille-France » contre Révolution, égalité homme-femme, nouvelles pratiques managériales — c’est avec un humour trempé de sensibilité que vous nous rappelez que nous sommes des expatriés de notre propre langue si nous ne la décortiquons pas. Laboratoire et conservatoire, ce livre est un condensé d’informations qui n’ont pas pour but de faire un aplat de culture, mais qui font germer la possibilité de réinvestir nos usages avec candeur et de voir la grammaire avec la fraîcheur de tous ses moyens.
Étienne Kern vous n’êtes décidément pas l’un de ces professeurs pour qui la langue est une guerre de position et la grammaire un cheval de bataille : c’est en observateur curieux et en enseignant au sens plein, c’est-à-dire celui qui attire l’attention et transmet un savoir, que vous nous emportez dans ce récit-témoignage-étude du quotidien avec la facilité d’un beau roman et la précision d’une dissertation historique. Monsieur le professeur, je vous ai d’abord vouvoyé en classes préparatoires, puis tutoyé lorsque nous sommes devenus collègues et que nous avons partagé rires et expériences — permettez-moi de vous vouvoyer à nouveau, en remerciement de ce beau livre.