« Je m’étends sur le lit. La chambre a été « rénovée ». Je déteste ce mot, ce son vibrant, comme si une personne enrhumée essayait de dire « refourguée » ; je ne l’utilise jamais sans une pointe d’ironie. Certes, la chambre a été remise à neuf. Mais bizarrement, elle efface l’ancienne de ma mémoire — tout ce dont je me souviens, c’est de la salle de bain et du seau en plastique sous la douche, pour la mesure. Je ferme les yeux. »
Ami de ma jeunesse est un très beau récit qui s’écrit dans le cœur d’un ami : « Ramu, où Bombay vit ». Dans ce retour au cœur d’une ville de l’enfance, Amit Chaudhuri fait régner tous les contraires : il est indien, mais revient d’Oxford ; il est lu, mais ses livres ne sont pas en vente dans la ville ; il vient voir un ami d’enfance, mais Ramu est tout autant absent qu’inévitablement un ami problématique. D’ailleurs, le narrateur n’est même plus sûr d’avoir eu des vrais amis. Il illustre le propos de Walter Benjamin selon qui la mélancolie d’une ville est liée à sa fréquentation enfantine.
Comme Ramu, Bombay résiste à la mondialisation, mais la subit tout de même par des crises à répétitions. Alors avec excellence le motif de la ville se tatoue dans le corps d’un toxicomane, faisant sans nostalgie l’écriture même de la nostalgie : attentats qui marquent les portes closes, entretiens littéraires, descriptions de ponts et de nourriture parsi… Voici le livre d’un drôle d’enfant de retour au pays, après avoir été éduqué dans la haute société des clubs fermés et d’une famille déclinante, qui flâne avec ces deux spectres respectables.
Mais le narrateur n’est pas pour autant qu’un fish out of the water ! Son trouble nous donne à ressentir un plaisir très étonnant à chaque page : celui d’assister à l’arrière-plan sardonique d’un écrivain au succès international, dont la moindre des dépenses est couverte, qui consomme sa vie « comme en prêt », dans « une sorte de monnaie d’échange, remboursée dans sa totalité ». D’un commentaire littéraire de Maupassant (« La Parure » figure après tout sur le livre de lectures des enfants de l’ancien empire anglais) à la visite des grands hôtels après les attentats de 2008, l’ami Ramu est toujours dans l’ombre du Taj Mahal, célinien désespéré d’une montagne russe de sentiments, et fait penser à ce « Baldy », à qui on vole l’expression et l’identité au point qu’on ne sait plus s’il est décédé. Attablé, le monde frôle de si près le narrateur qu’il ne décide entre thé à l’anglaise, ou à l’indienne, épicé et laiteux.
Sur le fil du rasoir, cette autobiographie d’une amitié se « souvient de l’an dernier, et s’en souvient d’il y a quarante ans aussi », pour interroger les rituels qui règlent la construction d’une maison (sous le patronage de Walter Benjamin). En prouvant que l’appropriation est le fait de Bombay, « absolument impossible ailleurs », le narrateur montre non sans une once de vanité comment son succès et son caractère sont relativisés par son impossibilité à revenir dans la ville où il a grandi, à laquelle il doit ses plus familiers souvenirs et ses besoins de fuite. Il écrit une sorte de « récit de résistance qu’on appelle la vie », magnifique et dense accomplissement d’un devoir, sous la houlette d’un Benjamin indien, où le désir veut tout remplacer, échanger comme une paire de Joy Shoes, et revenir sur des émotions qui sont celles d’un jeune homme du pays… Mais lequel? Sur les terres de son œuvre et avec la « posture amphibie » de l’écrivain, Amit Chaudhuri sait remuer l’ami poignant et coloré que l’on penserait maladroitement disparu.
Ami de ma jeunesse, par Amit Chaudhuri. Traduit de l’anglais (Inde) par Simone Manceau. Août 2019, 192 pages, Editions Globe, 21€. Titre original: Friend of my Youth, Faber and Faber. Disponible sur LesLibraires.fr
Plaisir de lire, sous la plume d’un ami, son compte rendu d’un beau récit sur l’amitié